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28 Juin 2019|

Notre courrier au Rapporteur de la Commission des Lois

Notre courrier au Rapporteur de la Commission des Lois

Le 11 Juin dernier, le Mouvement pour l’Alsace écrivait  à Monsieur Remy REBEYROTTE, Député, et Rapporteur de la Commission des lois. Nous vous invitons à lire cette lettre et à la partager. 

Strasbourg le 11 juin 2019

Monsieur le Député,

À la demande du Président du MPA, le sénateur André Reichardt que vous avez déjà rencontré, et des membres du Conseil d’Administration je vous écris dans vos fonctions de rapporteur de la Commission des lois de l’Assemblée Nationale appelée à examiner le projet de loi relatif aux compétences de la Collectivité européenne d’Alsace. Ayant organisé, avec d’autres associations, des dizaines de réunions publiques, en relation avec nos nombreux adhérents et étant en contact régulier avec les responsables politiques des collectivités territoriales, nous pensons pouvoir vous apporter des informations et éclaircissements utiles dans l’exercice de votre mission.

Vous êtes naturellement informé des conditions de préparation de ce projet de loi qui fait suite aux accords de Matignon signés le 29 octobre 2018 entre le Premier ministre, trois ministres de son gouvernement, le président de la région Grand Est et les deux présidents des départements du Bas- et du Haut Rhin. Ils visaient notamment à calmer les ardeurs contestataires en Alsace à quelques jours de la venue du Président de la République pour une cérémonie à la Cathédrale de Strasbourg avec le Président de la République Fédérale d’Allemagne.

Comme beaucoup de compromis conclus dans l’urgence, celui-ci ne règle pas l’essentiel des problèmes.

Certes, grâce au courage des conseillers départements qui ont pris sur eux de fusionner les deux départements, l’Alsace retrouvera une place sur la carte administrative et politique de la France un siècle après son retour dans le République en 1918, qui couta tant de sacrifices. Dira-t-on jamais le mal fait par le précédent Président de la République lorsqu’il déclara à des élus alsaciens, à Metz, en 2015 « L’Alsace n’existe plus ! » ; il aurait pu ajouter : «  je l’ai tuée d’un trait de crayon à papier » (voir Les Leçons du Pouvoir).

Les revendications alsaciennes vont bien au-delà de la dénomination et ne sont que très faiblement satisfaites par texte qui ne corrige aucun des défauts inhérents à la fusion des régions. Ces défauts, tous graves, sont innombrables. Permettez-nous d’exposer, en premier lieu, nos griefs à l’égard de la grande région dans son format actuel qui expliquent notre ferme conviction que cette structure n’est pas viable à terme et qu’il eut mieux valu, dans l’intérêt général, arrêter les frais le plus rapidement possible. Nous voudrions, ensuite, faire des propositions plus précises sur les dispositions du projet de loi.

Cette Région, comme toutes celles issues de fusions, a été créée dans des conditions illégitimes, par une décision du Président de la République qui n’a pas, en vertu de la constitution, un pouvoir d’initiative législative en cette matière. Ce fut fait sans consultations préalables des assemblées ou populations concernées, en violation d’une tradition législative remontant au Consulat, de l’article L. 4122-1, alinéa 1er du CGCT et de l’article 5 de la Charte européenne de l’autonomie locale, violation constatée à la quasi-unanimité par les représentants des collectivités territoriales de 47 Etats membres réunis dans le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe[2]. Les élus de toutes les catégories de collectivités en Alsace avaient protesté contre le projet de fusion, à la rare exception des dirigeants socialistes strasbourgeois dont les députés n’ont cependant pas approuvé le texte en dernière lecture. Une mobilisation, exceptionnelle en Alsace, a rassemblé des foules, suscité de multiples pétitions, dont celle du maire de Mulhouse, Jean Rottner, qui avait réuni 60000 signatures ; une autre lancée par des citoyens peu connus en a rassemblé 117000.

 

Le découpage géographique n’a aucune pertinence, de l’avis de tous les experts et de la plupart des responsables politiques parlant à titre personnel : sur le plan géographique, historique, culturel, des modes de fonctionnement politique, des besoins de la gestion administrative et de la conduite des politiques publiques au regard des compétences effectives des régions françaises, qui restent essentiellement « locales ». Qui démontrera que les lycées sont mieux gérés dans l’Aube ou la Meuse grâce à la participation de conseillers habitant à des centaines de kilomètres et qui n’ont aucune connaissance des réalités si diverses dans la région ? On peut dire pareillement pour n’importe quelle autre compétence. L’action économique régionale demande du cousu main ; la Région et son CESER délivrent de grandes doctrines  qui n’ont aucune prise sur l’économie réelle et font des interventions qui nécessitent une connaissance fine des économies locales ; la rivalité et les concurrences sont plus vives entre territoires au sein du GE qu’auparavant entre les trois anciennes régions et les difficultés d’arbitrage sont aggravées.

L’absurdité de ce découpage fait que l’Alsace est obligée de « s’ouvrir » vers l’Ouest et de contribuer financer des équipements en Champagne ou en Lorraine lorsqu’elle est en face des économies de plein emploi, innovantes et mondialisées installées, dans le bassin du Rhin supérieur, avec ses 6 millions d’habitants, en Suisse (grâce à laquelle l’aéroport de Bâle-Mulhouse est un des grands aéroports français !) et en Bade Wurtemberg. Il s’y trouve une exceptionnelle concentration d’universités, de laboratoires de recherches, d’entreprises de pointe dans le domaine de la pharmacie, biologie et médecine, la production de logiciels, la mécanique, dont l’automobile, etc. Une Alsace partenaire actif de ces économies est un atout et pour l’enrichissement de la France entière. L’organisation territoriale l’oblige à tourner l’attention et l’action de ses élus et administrations, son énergie et ses ressources vers les autres régions, sans aucun effet de levier économique et très peu de synergies Triste à faire pleurer les cigognes.

Aucune politique régionale n’a trouvé dans cette réforme des conditions permettant de la rendre plus efficace dans le service rendu ou plus économe dans sa mise en œuvre. Néanmoins l’Etat s’acharne à défendre pareille structure. Pour quel intérêt public ?

La taille des régions est un argument dont chacun constate la fausseté. La plupart des régions européennes sont de même taille ou plus petites que la moyenne des anciennes régions françaises. Toutes les études comparatives, notamment celles de l’OCDE, montrent que les économies performantes prospèrent dans des territoires qui ont une certaine homogénéité et où existe un sentiment de solidarité et de cohésion qui est gage de coopération des acteurs et donc d’innovation et de réussite. Ces conditions ne sont plus réunies dans le Grand Est et y ont même été cassées.

Aucune économie budgétaire n’a été réalisée. Les anciens locaux et implantations de personnels sont restés. De nouveaux ont été créés. Quelques réductions de coûts ponctuelles ont été largement compensées par l’explosion des dépenses de déplacement et de communication (pour imposer une identité Grand Est dont le peuple ne veut pas). Le clou est l’achat d’un immeuble à Paris, Bd St Germain, pour environ 3 Mios€ (plus les frais de fonctionnement ) afin de permettre aux dirigeants de tenir des réunions dans ce 5° siège de la Région qui s’ajoute à ceux de Strasbourg, Metz et Châlons en Champagne maintenus, à quoi s’est encore adjoint Nancy pour des services de l’Etat (Rectorat de région, ARS) et une multitude de sièges d’ordres professionnels et de fédérations sportives. Cette dispersion des administrations sur un territoire plus grand que 6 ou 7 Etats de l’UE est une aberration en soi, qui ridiculise le discours « Lolfien » sur l’efficience et la performance des administrations publiques.

L’organisation générale des services est devenue illisible pour les citoyens et pour les administrations partenaires, voire pour les services régionaux eux-mêmes. Nous passerons une description détaillée. Signalons néanmoins que pour recréer de la proximité ont été créées 13 « Maisons de la Région » dont une à Paris, qui sont des agences territoriales dotées de locaux et d’équipes d’agents, entre lesquelles les directions doivent assurer la coordination, ce qui alourdit les charges parasitaires supportées par les cadres, leurs déplacements et les coûts. Tous les partenaires se plaignent de la complexité des structures, des lenteurs des décisions, de l’inattention portée aux « petits » acteurs publics. Les fonctionnaires sont surmenés par des tâches ingrates et les voyages ce qui n’améliore guère leur productivité ! L’ajout d’un département Alsace à statut spécial, jalousé par les autres départements, ne va rien simplifier.

Alors que la société française a besoin de renforcer sa cohésion, ce que montraient les sondages et les études et ce qu’ont démontré les gilets jaunes, cette organisation territoriale alimente les conflits au sein des familles politiques dans chaque région (vous pouvez le constater en Alsace) et entre les élus des différents territoires, sans que l’exécutif régional et sa majorité n’aient la force pour rendre des arbitrages reçus comme légitimes. D’où une croissance des dépenses, y compris de personnel, ce qui est un comble suite à une fusion, et de la dette de la Région.

Nous sommes devant un déni de démocratie caractérisé. Non seulement le droit n’a pas été respecté lors de la fusion des régions, mais la volonté populaire est ignorée et souvent dénigrée (repli sur soi, nostalgie du passé, etc.) quand quatre sondages successifs, réalisés de février 2017 à avril 2019 pour trois donneurs d’ordre différents par trois instituts nationaux réputés et indépendants, donnent de façon constante les mêmes résultats : un mécontentement voire une frustration des personnes interrogées et un fort désir de retrouver une région Alsace. L’information la plus remarquable vient du sondage national BVA d’avril 2019. L’insatisfaction est générale dans les régions fusionnées. Une véritable découverte est qu’elle est très élevée en Champagne-Ardenne et largement majoritaire en Lorraine. Si les Alsaciens sont à l’avant-poste de la contestation, ce n’est donc pas contre les citoyens de ces autres régions mais avec eux contre nombre de leurs représentants élus. La démocratie française se porte-t-elle si bien qu’elle puisse entretenir cette plaie supplémentaire ?

Qu’on ne s’imagine pas que le temps va régler cela. Aucune évolution en ce sens n’est perceptible. On voit, au contraire, les crispations s’aggraver et se répand, à la suite des gilets jaune, la conviction que seule la violence est entendue dans ce pays, ce qui est une évolution inquiétante de l’opinion et devrait inquiéter les responsables politiques. Il est fort à craindre que lors d’une naturelle alternance politique l’exécutif régional ne sera plus entre des mains alsaciennes le consensus sera extrêmement difficile à former et que le désordre politique et administratif s’en trouvera amplifié.

Voilà à quoi aboutit la grande réforme qui devait faire rayonner les régions françaises en Europe et dans le monde. Ne parlons pas de la dénomination de Grand Est, dont les traductions dans des langues étrangères oscillent entre l’incompréhensible et le ridicule en conséquence ubuesque du remplacement des anciens noms qui ont une résonnance mondiale !

Un dernier effet extrêmement pervers du Grand Est concerne Strasbourg, particulièrement dans son statut de capitale européenne. La ville a été consacrée chef-lieu de la région directement par la loi pour un pur affichage politique, en 2014. Dans les faits, elle a perdu de nombreux services d’Etat, certains services et directions de la Région, des dizaines (on en a recensé environ 70) organismes publics, parapublics ou privés délocalisés vers le centre géographique du GE autour de Nancy ou Metz. Cette perte de substance se déroule sous les yeux de 47 représentations internationales auprès du Conseil de l’Europe, des consulats du Japon, de Chine, des Etats-Unis, et de nombreux autres organismes à caractère international. Nous avons été consultés par le consul du Japon qui, à la demande de son ministère des affaires étrangères, préparait une note sur les étranges phénomènes observés ici.

Nos interlocuteurs allemands et suisses sont abasourdis et déstabilisés. Il ne faut donc guère s’étonner que la Chancelière allemande et sa dauphine aient retiré le soutien de l’Allemagne à la France (pas à Strasbourg) pour le maintien du siège du Parlement européen à Strasbourg, ce qui est d’une gravité exceptionnelle car ce n’est pas avec Malte et la Lettonie qu’on le défendra ! Certains partisans du GE soutiennent que l’extension du territoire régional conforterait la dimension internationale de Strasbourg, ce qui est illusion ou mensonge. Strasbourg est capitale européenne parce qu’elle est alsacienne et européenne par son histoire, et non pas parce qu’un préfet de grande région y a son bureau. Tout ce qui gomme ou atténue cette qualité joue contre cette image symbolique, le rayonnement de la métropole et les fonctions qui les accompagnent. Qui y avait pensé en 2014 ? Le comprend-on seulement aujourd’hui dans les sphères du pouvoir national, bien qu’on en ait quotidiennement la mesure ?

S’agissant du projet de loi sur la CEA, nos observations sont les suivantes.

Le gouvernement a obtenu la signature des présidents de départements sur le compromis de Matignon en faisant croire que la CEA aurait un statut particulier, illustré par son étrange nom et par le fait qu’elle conservera deux préfectures, ce qui n’est le cas d’aucun département. L’ambitieux exposé des motifs de la Déclaration de Matignon devrait logiquement aboutir à cette conclusion. L’Avis du Conseil d’Etat sur le projet de loi montre que ce n’est pas le cas et que l’étiquette maladroite cache un simple département. Le législateur doit tenter de composer une véritable quadrature de cercle en attribuant des compétences spécifiques suffisamment significatives à un « département » sans statut particulier mais qui ne pourront pas être revendiquées par d’autres départements puisque le gouvernement ne veut pas d’effet de contagion. Tout cela est confus, voire incohérent, et nous nous demandons ce qu’en dira le Conseil constitutionnel, le cas échéant.

Il serait donc infiniment plus clair et juridiquement correct de décider que la CEA est une collectivité à statut particulier au sens de l’article 72 de la constitution. Des amendements en ce sens seront sans doute déposés ; le MPA souhaite que la Commission les accueille favorablement.

Nous voudrions donner un argument supplémentaire pour appuyer cette mesure. L’accent est mis sur l’importance des fructueuses coopérations transfrontalières que pourra mener la CEA. Or, ces coopérations se font avec des collectivités étrangères qui ont la plénitude des compétences (économiques, en éducation, environnement, transports…) et qui ont parfois une nature d’Etat (Land allemand, Canton Suisse). Une CEA aux compétences de fond étriquées et non appuyée sur une administration d’Etat française entièrement dédiée à cette région se présentera devant ces partenaires étrangers en nain manchot, chef de file sans pouvoirs réels tirant laborieusement des suiveurs réticents. Un élément central du dispositif du projet de loi est ainsi condamné d’avance à ne produire que de petits effets.

La suppression de l’amendement adopté par le Sénat sur le droit à la généralisation aux autres départements des compétences accordées à la CEA, qui effacerait toute spécificité de cette collectivité et invaliderait sa dénomination, devrait être votée par l’Assemblée nationale car elle paraît faire l’objet d’un large consensus.

Le maintien de l’écotaxe sur l’autoroute est une exigence absolue de la population et des forces politiques alsaciennes unanimes. L’idée même de cette écotaxe était née en Alsace sous l’impulsion du député Bur. La procession de poids lourds internationaux qui évite le péage du côté allemand encombre en permanence une artère vitale pour toute l’Alsace organisée sur une axe Sud-Nord, est une source de pollution considérable, un facteur de dégradation de la chaussée et donc une cause de coûts pour la CEA qui aura la responsabilité de son entretien. Ne rien prévoir en cette matière serait sévèrement jugé.

Pour les autres compétences visées dans le projet de loi nous faisons confiance à la sagesse de nos représentants alsaciens et de leurs collègues de l’Assemblée nationale. Permettez-nous cependant d’insister sur la nécessité que ces compétences soient définies en termes clairs et ne donnent pas lieu à de stériles querelles d’interprétation. Elles devraient respecter le principe posé par l’article 4 §4 de la Charte européenne : « Les compétences confiées aux collectivités locales doivent être normalement pleines et entières ». Ceci évitera aussi les tentatives de récupération ou de contrôle de la part de la Région si la CEA reste dans le GE.

Monsieur le député,

Le MPA a tenu à vous exposer de manière complète et avec une grande franchise les raisons pour lesquelles il faudra tôt ou tard -, et il vaudrait mieux que ce soit rapidement – rétablir une collectivité territoriale d’Alsace dotée de l’intégralité des pouvoirs d’une région, cumulés avec ceux des départements. Elle sera un modèle d’organisation et de gestion publique.

Il ne pourra pas être dit que le Parlement et les autorités exécutives n’étaient pas informés des défauts de l’existant et des pertes que cela génère pour notre région et pour le pays tout entier.

Une démarche raisonnable serait que le parlement exerce la responsabilité que lui confère l’article 24 de la constitution : l’évaluation des politiques publiques. Les régions sont un objet qui appelle à l’évidence une telle décision d’intérêt public. Considérons la loi de 2015 comme une expérimentation lancée de manière expéditive, sans la moindre étude ex ante. Il est donc temps de la faire ex post. On constatera probablement que la greffe a pris dans certains cas et que d’autres nécessitent des corrections.

Je reste à votre disposition et vous prie d’agréer, Monsieur le député, l’expression de toute ma considération.

 

Robert Hertzog

SECRETAIRE GENERAL DU MPA

Agrégé de droit public et de science politique, Maire-adjoint honoraire de Hoenheim

Expert auprès du Conseil de l’Europe

[1] https://mouvementpourlalsace.com/

 

[2] La démocratie locale et régionale en France, rapport présenté le 22 mars 2016, par Jakob (Jos) Wienen, des Pays-Bas, et Gudrun Mosler-Törnström, d’Autriche ; 63 p. www.coe.int/t/congress/Sessions/30/france_fr.asp